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2020-Décès de René Moreu



René Moreu nous a quittés samedi 16 mai 2020. Il aurait eu 100 ans en novembre prochain.
La galerie Mirabilia lui rendra hommage cet été avec l'exposition, Scènes de la vie jardinière.
Ses oeuvres dialogueront avec les photos de son ami Mario Del Curto.

Une exposition est également organisée au Chateau de Ratilly (Treigny-Yonne):

Ratilly côté jardin : René Moreu, peintures, dessins, collages

En juin 2020 sera publiée chez Actes sud une importante monographie: "René Moreu, l'oeil nu"/ René Moreu; sous la direction de Jean Planche et Mario del Curto, photographies de Mario del Curto.


               
              
                    Peinture de jardin, Jardins, peinture acrylique, 122 x 65 cm, 1994,
                    crédits photo: J.L.Meyssonnier

Nous partageons avec vous le texte de Jean Planche, critique d'art et ami de René Moreu dans la rubrique suivante: merci de cliquer

    


Nous partageons avec vous le texte de Jean Planche, critique d'art et ami de René Moreu.

    
René Moreu aimait parfois me présenter comme son biographe. Cela ne manquait pas d’un certain humour car, en fait de biographie, je n’ai guère produit qu’un bref récit de moins d’une page qui résume mal une vie qui pourtant fut longue et bien remplie.

     Si j’ai souvent écouté avec bonheur René raconter ce qu’il avait vécu, me parler de ceux qu’il avait rencontrés, de ses lectures (celles plutôt qu’on lui faisait), de sa peinture surtout, je ne fus jamais un mémorialiste. D’abord parce que je sais très mal me souvenir, ensuite parce qu’il me semble qu’il y avait entre nous un assez étrange accord tacite : je ne devais garder de ce que j’entendais qu’une sorte d’écume, au mieux une lumière, un angle de vue.

     Cela s’est vérifié lorsque je lui remis un petit magnétophone, à charge pour lui d’y enregistrer ce qu’il souhaitait garder : je n’eus pas de réponse à cette proposition. Mais cela tenait aussi à moi-même, je le crains. Et toujours à cet étrange accord par lequel nous laissions à l’oubli sa part, confiants en la résurgence de ce qui avait à subsister. En témoigne un « entretien » qui fut très discrètement publié par notre ami Claude Roffat pour sa galerie Pleine Marge, « Je demeure ébloui », dans lequel je suis censé être celui qui pose les questions et relance la conversation. Ce texte est repris dès la présentation dans le livre que Catherine a voulu que l’on consacre à René et qui va paraître chez Actes Sud, avec le concours de Mario del Curto pour les photographies des œuvres. Or cet « entretien », René l’a entièrement rédigé lui-même, y compris les questions qu’il met sous mon nom. Il y avait eu des échanges entre nous, et j’en retrouve la trace dans ce que René me fait dire, mais aussi dans ses réponses – comme si les idées, les sensations et les mots circulaient entre nous librement. Lorsque Catherine, récemment, a lu à René cet écrit demeuré confidentiel, il constata : « Mais j’ai déjà tout dit, là ! ».

    Un autre texte entièrement de sa main, et que j’ai voulu reprendre dans le livre, fut d’abord publié dans la revue L’œuf sauvage. Il concerne l’une des plus grandes admirations de René, probablement la plus intime : Séraphine de Senlis. René rappelle qu’elle s’est exclamée un jour : « Ah, c’est une drôle d’histoire la peinture ! » Et ça l’est, quand on la vit comme elle le faisait, et comme l’a fait René. Il admirait du fond du cœur cette « rebelle ô combien roturière » qui a su extraire des fleurs somptueuses d’une existence terriblement obscure. (Un film, Séraphine, où elle est incarnée par Yolande Moreau, a su en faire deviner le tragique.)

    Et je me souviens d’un dîner de vernissage, à l’occasion d’une grande rétrospective de l’œuvre de René Moreu qui avait lieu, en Ardèche, au château de Vogüé. C’était sur la magnifique terrasse qui domine l’Ardèche. En cours de repas, depuis sa place, René interpella le marquis de Vogüé, propriétaire de ce château dont il confie l’usage à une association. René avait appris que le marquis (ou vicomte peut-être) possédait aussi une demeure à Senlis. « Savez-vous monsieur, lui dit-il, qu’habita près de vous, à Senlis, une femme nommée Séraphine, à qui l’on donne aujourd’hui une particule qu’elle n’a pas héritée : on la nomme Séraphine de Senlis.» Cette rétrospective, pour laquelle j’accompagnais notre amie Dominique Thibaud, est pour moi un grand souvenir. René a intitulé une de ses œuvres, composée de ce qu’il appelait la « pacotille du bord des chemins »,  Le Château du prolétaire. Mais le prolétaire au château, j’ai trouvé cela très beau aussi. (Et nous comptons recommencer cet été en Bourgogne, dans un château-fort de conte de fées, celui de Ratilly.)

     Mais je n’ai parlé que du peintre. Or, si René fut bien essentiellement peintre, il ne fut pas seulement cela. Cependant, comment parler par exemple de son activité de résistant. Il exigeait que l’on soit discret là-dessus. Il tenait à minimiser le rôle qu’il eut l’occasion, mais aussi, ne lui en déplaise, le courage de tenir dans ce mouvement, très tôt. Pourtant, et ce n’est paradoxal qu’en apparence, cette époque d’activités clandestines a laissé chez René une marque profonde : sa fidélité à ce qu’il a défendu (« sans fusil, heureusement pour mes camarades », étant donné sa faible vue) jusque sur les barricades de l’insurrection parisienne à la Libération, c’est un drapeau français qu’il a demandé sur son cercueil qui en témoigne aujourd’hui.

    J’hésite à parler de cela aussi parce que j’en étais encore à pousser mes premiers vagissements quand à la tragédie que vivait son pays vint s’ajouter pour René une tragédie personnelle qui allait marquer sa vie d’homme autant que de peintre : dans les marais de Guérande où il survivait tant bien que mal pour observer les défenses ennemies, une quasi-cécité lui est tombée dessus. Sa vue connut plus tard des améliorations, des rechutes, mais cet événement détermina tout le reste de sa vie, entraînant aussi dans sa peinture ce qu’il a nommé « un approfondissement étrange ». Et c’est en peinture, à partir de là, qu’il entra de nouveau dans une sorte de clandestinité. Il y eut des moments où sa participation à des Salons prestigieux, des amitiés importantes, semblèrent augurer d’une carrière marquante. Mais l’ampleur des mutations que son puissant instinct de peintre lui fit aborder avec le bouleversement de sa vision fut pour beaucoup déroutante.

    Avant la guerre, René avait découvert l’imprimerie à Marseille ; pendant la guerre, il eut une carte de journaliste de la presse clandestine. Mais il fallait que son talent d’homme aussi fut grand et précoce pour qu’on le choisisse à la Libération comme rédacteur en chef d’un journal pour la jeunesse qui allait devenir le premier illustré français : Vaillant.

     Il eut aussi, dans les moments de rémission surtout, une activité d’illustrateur de livres pour enfants que notre amie Dominique Thibaud a largement contribué à rappeler. Certes, René a tenu à ce que les illustrations restent en marge de sa peinture. Cependant, ce n’est pas seulement la faveur nouvelle dont jouit maintenant, loin du temps des pionniers, la bande dessinée qui devrait nous faire reconsidérer cette part de l’œuvre, mais bien la haute qualité de bon nombre d’ouvrages publiés par René Moreu avec des scénaristes remarquables.

     Et puis, la puissance comme la fraîcheur du peintre, le charme très grand de ses illustrations, tout cela nous rapproche essentiellement de l’enfant et de son regard. « Je suis peut-être plus naïf qu’on ne croit », disait René. « Le génie, écrit Paul Klee, est l’enfance retrouvée à volonté.» Surtout, l’enfance ainsi préservée est un royaume.

     Je me souviens d’avoir assisté dans sa maison de l’Oise à une interview que René avait accordée. J’avais été frappé, alors, par la manière dont il répondait, esquivant avec l’adresse d’un politique chevronné les questions auxquelles il ne souhaitait pas répondre : on avait absolument l’impression d’entendre le chef d’un gouvernement en exil. C’était exactement ce que je m’étais dit. J’ai été frappé par cette autorité naturelle qui était là évidente, et par laquelle ensuite, ailleurs, bien d’autres que moi ont été impressionnés. René dut la posséder très jeune, en ces temps surtout où décider pouvait être affaire de vie ou de mort.

     Je crois même que c’est d’être visiblement conscient de cela, de cette autorité de droit sur un royaume à la fois réel et fabuleux, qui me valut d’être nommé biographe. J’ajouterai qu’il s’agissait d’une mission clandestine, que cela impliquait de ne traiter avec les officiels qu’avec prudence et circonspection, en veillant à ne pas compromettre ce peuple en exil à qui avant tout nous voulions être fidèles. Le royaume dont nous nous réclamions sans qu’il soit vraiment besoin de le revendiquer, était enclos dans les limites d’un jardin. Pourtant, il contenait sans contrainte l’immensité de la Merveille, cette vie végétale « jonchée de réminiscences » où il était si bon de s’immerger, de disparaître.

                                               Jean Planche, 18 mai 2020


 


Présentation à la galerie Mirabilia du triptyque L'Aventure céleste, lors de l'exposition consacrée à René Moreu
"Le ciel sous nos pas", été 2010.

Texte de Dominique Thibaud, lu lors des obsèques de René Moreu à Vayrac, mardi 19 mai.

           

René Moreu nous a accompagné par son œuvre et son amitié pendant trente années. Il a été le peintre qui nous a ouvert la porte des merveilles, celui qui a transformé notre vision, notre rapport au monde.
Rendre visite à René Moreu dans sa Maison-Atelier de Fontaine-Bonneleau dans l’Oise puis de Vayrac, me procurait à chaque fois une émotion profonde : la joie de sentir palpiter le mystère des choses. Tels les échos d’une réalité familière, le jardin, la maison et les oeuvres du peintre jouaient à se répondre : les roses « danses de feu » sur la toile et au bord de la fenêtre, les pièces d’étoffe suspendues face à L’Horloge céleste tapis de papier, les cailloux et la  planche bleue dans le jardin faisant signe au Rustique accroché au mur de l’atelier ; on pouvait imaginer le lierre courant sur la clôture du jardin prêter sa vigueur aux dessins et pictogrammes : il traçait un chemin tortueux mais sûr jusqu’au peintre.

La galerie Mirabilia que nous avons créée en Ardèche en 2005 a vu le jour sous les bons auspices de René Moreu. Y compris son nom, traquer la merveille : Les mirabilia sont ces collections de merveilles que l’on trouvait dans les cabinets de curiosité du 17ème siècle. Cette sensation de l’émerveillement, toujours recherchée car elle retourne quelque chose à l’intérieur de nous, et nous tient vivant, est le bel héritage offert par notre ami peintre. Ce fut un grand bonheur d’y organiser de nombreuses expositions autour de René, de faire connaître et de partager avec les visiteurs les émotions que procure son œuvre  inclassable.

 C’est dans un second temps que j’ai découvert son passé d’illustrateur ou plutôt d’imagier comme il aimait à se définir. On sent la patte du peintre dans la composition de l’image, dans l’utilisation des aplats de couleurs et leur contour, dans la force expressive qui s’en dégage. Ouvrir ses livres m’a donné une sensation de fraicheur intemporelle. J’ai retrouvé dans cette imagerie l’attachement profond à la nature, au vivant sous toutes ses formes, si présent dans la peinture. Son trait végétal ressemble à ces jeunes pousses hésitantes et frêles mais émergeant résolument au dessus du sol. Il croque avec vivacité un bestiaire à la fois réaliste, malicieux qui laisse toute sa place à l’imaginaire : animaux rusés, féroces, agiles, joyeux, touchants, aux expressions toujours justes. Comme il le disait avec humour : Je ne sais plus où donner de la vie ! René est le peintre de la vie, son trait incarne le vivant dans un frémissement suspendu, une fragilité audacieuse, qui ne trompent pas et qui vont droit au cœur.

 René, loin du tumulte, tu nous as fait toucher à ce qui est le miracle du monde : « dans cette brique cassée, il y a toute la lumière de l’univers », disais tu. Cher René, tu disais aussi qu’il y avait le mystère, le mystère de la peinture, le mystère qui venait à toi, et qui te faisait pénétrer dans le jardin sacré. Je te souhaite d’être désormais dans ce jardin éternel, d’être ce petit vent que tu aimais peindre ou si tu préfères, ce rayon de lumière qui vient effleurer la rose de mai et le noisetier




René Moreu, étude pour une illustration, collage, gouache sur papier